Dans un article précédent, j'ai présenté une façon de représenter des fonctions complexes, c'est-à-dire des fonctions $f : \mathbb{C} \rightarrow \mathbb{C}$, à l'aide d'un jeu de couleurs. Tout ceci n'était qu'un prétexte pour introduire l'une des fonctions les plus fascinantes à mon goût, qui répond au simple nom de "fonction $j$", ou parfois de $j$-invariant.[1. et si l'on veut être encore plus précis, on dit que c'est l'invariant $j$ de Klein] Il s'agit d'une fonction définie sur $$\mathfrak{H} = \{ \tau \in \mathbb{C} | \textrm{Im} \, \tau > 0\}. $$ et à valeurs dans $\mathbb{C}$. Je ne vais pas expliquer tout de suite comment elle est définie, mais plutôt en donner une propriété qui, fait peut-être surprenant, la caractérise de façon unique. Pour cela, il faut que je rappelle ce que sont les transformations modulaires.

Voici deux opérations fort simples qui agissent sur $\mathfrak{H}$: $$T : \tau \mapsto \tau +1$$ $$S : \tau \mapsto \frac{-1}{\tau} . $$ Je vous laisse vérifier que ces deux opérations agissent bien sur $\mathfrak{H}$, c'est-à-dire que si on leur donne un nombre complexe de partie imaginaire strictement positive en argument, elles renvoient un nombre complexe de partie imaginaire strictement positive. Une fois qu'on a ces deux opérations, on peut en construire beaucoup d'autres en les combinant. Par exemple, $ST$ sera la composée de $T$ suivie de $S$, ce que l'on note parfois $S \circ T$, et je vous laisse vérifier que $$ST : \tau \mapsto \frac{-1}{\tau+1} . $$ J'expliquerai une prochaine fois[2. Je mettrai le lien ici quand ce sera fait !] pourquoi ces transformations sont importantes. Mais pour le moment, posons-nous le problème suivant. Quelles sont les fonctions $f : \mathfrak{H} \rightarrow \mathbb{C}$ holomorphes (c'est-à-dire dérivables au sens complexe) qui sont invariantes sous les deux transformations $S$ et $T$ (et donc automatiquement sous toutes les compositions possibles), autrement dit, les fonctions telles que $$\forall \tau \in \mathfrak{H} , \qquad f(\tau) = f(\tau +1) = f (-1/\tau) ? $$ La réponse n'est pas du tout évidente, car ces deux transformations sont assez vicieuses. $T$ semble sympathique, elle dit simplement que $f$ doit être périodique, donc $\sin (2 \pi \tau)$ pourrait faire l'affaire. Mais $S$ relie $\tau$ et $-1/\tau$. En soi, cela n'est pas extraordinaire, et n'importe quel polynôme en $\tau - 1/\tau$ possède cette invariance. Ce qui est vicieux, c'est que ces deux transformations semblent hautement incompatibles, car par exemple $f$ doit rester périodique de période $1$ même après avoir subi $S$, donc $$f(\tau) = f \left( \frac{-1}{\tau +n}\right)$$ pour tout entier $n$ ! Je vous mets au défi de trouver des fonctions satisfaisant cette condition.

L'invariant de Klein $j$

Mais vous l'avez sans doute deviné, la fonction $j$ possède cette propriété : $$\forall \tau \in \mathfrak{H} , \qquad j(\tau) = j(\tau +1) =j (-1/\tau) .$$ Mieux, d'une certaine façon, c'est la seule, dans le sens où l'ensemble des fonctions $f$ holomorphes invariantes par $S$ et $T$ est exactement $\mathbb{C}[j]$, l'ensemble des polynômes en $j$. Parmi toutes ces fonctions, $j$ est la seule qui s'annule en $e^{2 \pi i /3}$, et vérifie $j(i) = 1728$, et ceci fournit donc une définition, certes fort indirecte. Je donnerai plus tard une définition plus constructive, mais regardons pour le moment comment cette fonction satisfait les propriétés de symétrie mirifiques annoncées. Voici l'image :

j

On remarque tout de suite la $1$-périodicité. De même, les plus attentifs auront remarqué qu'il y a des zéros d'ordre trois (les points noirs desquels partent trois lignes rouges), en particulier en $e^{2 \pi i /3}$ comme annoncé, mais aussi à beaucoup d'autres endroits. Comment se rendre compte de l'action de $S$? Pour cela, mieux vaut se restreindre à un secteur de forme un peu particulière :

jfund Ce secteur a la propriété que $j$ y induit une bijection vers $\mathbb{C}$ : tout nombre complexe est représenté une et une seule fois sur l'image ci-dessus, en supposant qu'elle s'étende infiniment vers le haut (et en traitant correctement les frontières). Appliquer $T$ à ce secteur est simplement la translation par $1$, qui ne change pas l'image. En revanche l'image de ce domaine par $S$ est le suivant : js

En fait, à condition de placer la bonne métrique sur $\mathfrak{H}$, cette image est la rotation de la précédente autour du point $i$. C'est de cette façon que l'on doit voir la transformation $S$ ! Je peux maintenant effectuer des translations "déformées", dans la direction des côtés bleus clairs. Cela correspond à la symétrie $ST$ :

jstEn fait, on se rend compte que $j$ a effectué un coloriage d'une certaine triangulation de $\mathfrak{H}$, qui le pave entièrement. Finalement, toute la complexité des transformations $S$ et $T$ semble résider dans cette triangulation. Quitte à être un peu lourd, je voudrais insister sur le fait que $j$ est invariant par $S$ et par $T$, au moyen de ce joli diagramme, dans lequel la flèche verte représente $T$, et la rouge représente $S$ :

dualitiesjC'est un peu Much Ado About Nothing, mais c'est tellement important que cette leçon vaut bien un fromage diagramme, sans doute. Les plus observateurs auront noté que la flèche de $S$ a deux extrémités. C'est normal, quelque soit l'objet sur lequel $S$ agit, on a $S^2 = 1$. Pour $T$, ce n'est évidemment pas le cas en général, même si c'est clairement le cas ici pour $j$.

Du côté des valeurs réelles de $j$

Regardons de plus près l'ensemble des points où $j(\tau)$ est réel. Il s'agit d'une triangulation, assez proche de la triangulation dont nous venons de parler.  En fait, il suffit de couper chaque triangle en son milieu, le long de la ligne rouge. On obtient ainsi un pavage triangulaire, chaque triangle possédant

  1. Un sommet où $j$ vaut $\infty$, et ce sommet est soit $\infty$, soit un nombre rationnel réel. Ce sommet n'est donc pas dans $\mathfrak{H}$, il est "à l'infini". Les deux côtés adjacents sont donc parallèles ! L'angle qu'ils forment vaut exactement $0$.
  2. Un sommet où $j$ vaut $0$, et où exactement six lignes se croisent. On en déduit que l'angle du triangle à ce sommet vaut $\frac{\pi}{3}$.
  3. Un sommet où $j$ vaut $1728$, et où exactement quatre lignes se croisent, avec des angles égaux à $\frac{\pi}{2}$.

Il est amusant de calculer que la somme des angles de chaque triangle vaut $\frac{5\pi}{6}$, ce qui est plus petit que la valeur que l'on pouvait attendre, $\pi$. L'explication est simple : nous sommes dans un espace hyperbolique. Dans ces espaces, il y a même une façon simple de calculer l'aire d'un triangle : $$\mathrm{Aire} = \pi - \sum\limits_{\textrm{angles } \alpha} \alpha . $$ Notons qu'il n'est pas nécessaire de définir une unité arbitraire dans un espace hyperbolique, comme le mètre, le mile ou le pied ! L'unité est fournie par la courbure (ici, négative), de l'espace lui-même. Il en va de même dans un espace de courbure positive. Donc pour nos triangles, l'aire vaut $\frac{\pi}{6}$. Notons que pour les triangles deux fois plus gros qui sont utilisés dans les figures ci-dessus, les angles valent $0$, $\frac{\pi}{3}$ et $\frac{\pi}{3}$, ce qui donne une aire de $\frac{\pi}{3}$, qui vaut bien le double de $\frac{\pi}{6}$. Ouf, les aires sont toujours bien additives ! Mais reprenons l'étude de $j$. Ses valeurs sur les bords des triangles sont (naturellement !) :

  1. $j<0$ sur le bord $]\infty , 0[$ ;
  2. $0<j<1728$ sur le bord $]0 , 1728[$ ;
  3. $1728<j$ sur le bord $]1728 , \infty[$.

Tout ceci est, vous l'admettrez certainement, assez joli. Mais à quoi ça sert ? A comprendre certaines choses un peu sauvages.

Sortir du cadre

Jusqu'à maintenant, nous sommes restés dans le terrain bien connu de la fonction $j$, analysée, à partir des images, en assez grand détail. Les lecteurs fidèles se souviendront que le plus amusant, dans le post précédent, c'étaient les coupures. Et si on en ajoutait sur notre belle fonction $j$ ? Le plus simple, pour cela, est de considérer la fonction $$k_{j_0}(z) = \sqrt{j(z)-j_0} , $$ avec $j_0 \in \mathbb{R}$. Si l'on prend la  convention (la plus usuelle) de placer la coupure sur les points où l'argument de la racine carrée est un réel négatif, ces coupures vont se placer le long de notre réseau triangulaire réel étudié précédemment. Plus précisément, le long des côtés où $j(z)<j_0$. Si $j_0<0$, il s'agira simplement d'une portion du côté $]\infty , 0[$. L'autre cas extrême est $j_0 >1728$, et dans ce cas on aura un réseau assez dense de coupures, sur deux côtés entiers, et un morceau du troisième côté. Dans tous les cas, il nous faut maintenant deux feuilles distinctes, une pour représenter $k_{j_0}$ et l'autre pour représenter $-k_{j_0}$, et on passe de l'une à l'autre à chaque traversée de coupure. Notez que, nécessairement, si on se place assez près de $\infty$ sur les bords des triangles, un et un seul côté est une coupure. Ainsi, en faisant $T : \tau \mapsto \tau +1$, on en traverse toujours une. D'un autre côté, la transformation $S$ est une rotation d'angle $\pi$ autour de $i$, et pourvu que $j_0 \neq 1728$, on traversera forcément soit $0$ soit $2$ coupures. Enfin, si on fait le tour complet du point $\tau$ où $j$ vaut $j_0$, on traverse forcément une coupure. Appelons $M$ cette transformation[1. Ce $M$ est l'initiale du mot "monodromie". Une monodromie, c'est quand il se passe quelque chose de spécial quand on fait un tour complet autour d'un point. ]. On a donc le schéma suivant :

dualitieskEn plus des flèches vertes et rouges, il y a une nouvelle flèche, bleue, pour la transformation $M$. Si cette transformation provient d'une racine carrée, comme ici, on a forcément $M^2 = 1$, d'où la double flèche.

Nous avons donc construit ici une fonction modulaire avec monodromie. C'est un exemple rudimentaire, mais nous verrons dans la suite que l'on peut bâtir sur cet exemple des situations beaucoup plus riches. Pour terminer, voici à quoi ressemble le graphe de l'une des feuilles de $k_{j_0}$, pour $j_0 = 2 \times 1728 $ :

kLa prochaine fois, nous verrons en quoi ce type de manipulation peut servir de brique élémentaire à la construction de fonctions au propriétés de plus en plus surprenantes.