Si nous avons vu précédemment que pour Hobbes, l'état de nature s'apparente à une guerre permanente de tous contre tous, il s'agit pour Locke d'une erreur grossière. Nous allons essayer de comprendre son objection dans l'épisode d'aujourd'hui.

Les prémisses de Locke peuvent pourtant sembler comparables à celles adoptées par Hobbes, considérant que l'état de nature se caractérise par

  1. une liberté parfaite;
  2. une égalité entre tous;
  3. le règne de Lois de la Nature.

Cependant, alors que le principe d'égalité de Hobbes concerne les capacités mentales et physiques de chacun, pour Locke il s'agit d'une assertion de nature morale à propos de certains droits, nul n'ayant un droit naturel à dominer autrui.[1. Ceci vise explicitement les défenseurs d'une vision féodale de la hiérarchie, dominée par un souverain de droit divin. ] Concernant les Lois de la Nature, si Locke prétend comme Hobbes qu'elles peuvent être démontrées, à l'image de théorèmes, par la pure raison, il y adjoint une composante théologique : si nous n'avons pas de supérieur naturel parmi les Hommes, nous en avons un au ciel, qui nous a créés, et à qui nous devons le respect de son œuvre, l'humanité. Ainsi, les Lois de la Nature sont plus restrictives que chez Hobbes, interdisant de blesser d'autres individus en tant que membre de la même humanité, et nous enjoignant à respecter la vie, la santé, la liberté et les biens de nos voisins, la violence étant restreinte au domaine de l'auto-défense. Les Lois de la Nature limitent sérieusement la liberté absolue du système hobbesien, faisant une distinction claire entre un état de liberté, encadré par ces Lois, et un état de licence sans limites.

Cette composante morale dans les Lois de la Nature suffit-elle à garantir les habitants de l'état de nature de la guerre universelle ? Rappelons-nous que chez Hobbes, le problème était que l'existence de lois est vaine si nulle instance n'oblige les hommes à les respecter. Locke contourne cet obstacle, tout en préservant son principe d'égalité : nul besoin de désigner un chef pour s'assurer du respect des lois, chacun possède un droit naturel à imposer les Lois de la Nature à tous, et de punir ceux qui s'en éloigneraient[2. Il est à noter que ce droit de punir n'est pas réservé aux victimes d'éventuelles transgressions, celles-ci pouvant se trouver en position de faiblesse et dans l'incapacité de se défendre. ] : on parle de Pouvoir Exécutif des Lois de la Nature. Il fait appel à certaines hypothèses théologiques pour défendre cette conception optimiste de la nature humaine.

On l'a vu, une différence centrale entre les visons de Hobbes et de Locke est la présence dans celle de ce dernier d'une composante morale, mais aussi la possibilité concrète et pratique pour les individus d'en faire appliquer les principes. Pour Locke, les populations vivant dans l'état de nature seront d'autant plus à même d'exercer leur pouvoir exécutif qu'ils en auront en réalité peu l'occasion, se basant ici sur des hypothèses plus optimistes quant à la nature humaine[1. En particulier, Locke perçoit la nature comme généreuse, fournissant à chacun de quoi vivre confortablement sans aller chercher des noises à son voisin, ce qui va à l'encontre de la vision de Hobbes, selon qui la rareté des ressources sera inévitablement l'élément déclencheur de conflits insolubles. ] Cependant, il ne faudrait pas caricaturer Locke, en faisant paraître pour idyllique sa description de l'état de nature. Il souligne par exemple la difficulté inhérente de l'administration de la justice dans une société sans État. De même, la cupidité est un trait caractéristique de l'Homme, qu'accentuera inévitablement l'apparition de l'argent, perçu comme un agent déstabilisateur.

Ainsi, bien qu'un état de nature pacifique soit théoriquement envisageable, et même viable, cette situation présente une certaine instabilité qu'il convient tôt ou tard de résoudre - par l'établissement d'un gouvernement civil.