Le texte qui suit est fortement inspiré de l'ouvrage de Jonathan Wolff, An introduction to political philosophy (Oxford University Press, 2006). Il s'agit d'un intermédiaire entre un résumé, une traduction et une reformulation. 

A quoi ressemblerait la vie dans un état "naturel", dans un monde sans gouvernement ? Nous prenons pour acquis le fait de vivre dans un monde d'institutions politiques : gouvernement central et local ayant autorité sur nous, présence d'une police pour nous arrêter si nous ne respectons pas les règles édictées et de tribunaux pour nous juger et nous punir. Ainsi, notre vie est en partie structurée et contrôlée par des décisions d'autrui, et cela pourrait nous sembler intolérable. Mais quelle est au juste l'alternative ?
Pour mieux l'envisager, il faut imaginer quelle serait la situation sans tous ces organes de l'État, un état de nature dans lequel nul ne posséderait le pouvoir politique. La question n'est pas de savoir si un tel état de nature a existé ou pas (Rousseau et Locke arguaient que certains peuples contemporains en relevaient), seulement d'en imaginer les caractéristiques. Mais est-ce tout bonnement possible ? Certains voient dans l'existence d'un État un caractère définitoire de l'homme, le distinguant de l'animal. Nous allons cependant faire abstraction de cette objection, et essayer de penser ce monde sans État.

Pour Hobbes, qui écrit son Léviathan face au spectre dévastateur de la guerre civile, rien ne peut être pire qu'une vie sans la protection de l'État. L'existence d'un gouvernement fort est le seul rempart viable contre la guerre de tous contre tous, de par la nature même de l'Homme. Cette nature, le matérialiste qu'est Hobbes l'aborde avec les outils scientifiques de son temps, en particulier ceux de la mécanique Galiléenne, qu'il applique au corps humain, dont les différents organes sont vus comme autant de pièces d'horlogerie dans une mécanique complexe mais soumise aux lois physiques universelles. A l'aide de raisonnements plus ou moins bien inspirés, il déduit de ces lois, comme la conservation de l'impulsion, que l'Homme dans l'état de nature ne trouvera jamais le repos, poussé qu'il est par le désir d'accroître sa puissance, de garantir sa sécurité et de se couvrir de gloire, le poussant à une guerre perpétuelle et universelle. On peut bien sûr ne pas partager une vision aussi pessimiste, et s'insurger contre l'absence de tout sens moral. Le problème est qu'il est difficile de donner une définition même de ce qui est moral ou non : comment nier à un individu le droit de se défendre ? Et que penser d'une attaque préventive contre un voisin, sans laquelle ce dernier risquerait de le spolier ? Dans ce monde sans État, il n'est nulle justice, nul sens du bon ou du mauvais, et la morale ne s'applique pas; seul règne ce que Hobbes appelle le "Droit Naturel de la Liberté".

Cependant, à ce droit naturel se superposent un certain nombre de "Lois de Nature", dont la première dispose que chacun doit rechercher préférentiellement la paix, et que l'on peut globalement résumer par une formulation négative de la loi biblique : "Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse". Ces lois ne forment pas un corpus moral, mais sont censées pouvoir être déduites par la raison pure. Il semble que nous nous trouvions en présence d'un paradoxe, entre le Droit Naturel de la Liberté poussant chacun à la guerre, et les Lois de Nature prenant le parti de la paix collective. La résolution repose justement sur la différence entre intérêts particulier et collectif : si la guerre profite directement à l'individu, le groupe dans son ensemble prospère en période de paix. Derrière cet avatar du dilemme du prisonnier, on voit poindre la justification d'un État. En effet, il en va de la survie de l'individu de ne respecter les Lois de Nature que lorsqu'il est dans un environnement peuplé de congénères animés du même état d'esprit. Hobbes suggère que ces circonstances sont très improbables dans l'état de nature, et que c'est le rôle d'un souverain que de soumettre les individus à ces Lois. Ainsi, l'État crée les conditions dans lesquelles chacun peut en toute sécurité se soumettre aux Lois de Nature.