La semaine dernière, sur une route de montagne en compagnie d'un Italien et de deux Espagnols, la discussion s'est portée sur le Mont Blanc, situé sur (?) la frontière franco-italienne. Ce fait semble être sujet à controverses de nos jours, et a fourni le prétexte peu glorieux à quelques escarmouches l'année dernière (voir par exemple ici ou ). On me souffle même que certains proposent pour régler le problème de transformer l'endroit en zone supranationale.

map_mb

Imaginons que, laissant de côté le problème épineux de la possession du point le plus haut des Alpes, on se demande, chose d'importance tout aussi cruciale, quel est le pays qui possède le plus de sommets dont l'altitude dépasse 4000 mètres. Que cela soit clair, je me fiche totalement de connaître la réponse, mais il est intéressant de se demander comment il faudrait s'y prendre pour bien poser la question. Et la première chose à faire, c'est de savoir quel est le butin que les candidats (France, Italie et Suisse) vont devoir se partager, c'est-à-dire quel est le nombre de montagnes dépassant les 4000 mètres dans les Alpes. Facile, me direz-vous, prenons une bonne carte, et comptons !

Sauf que, en fonction des cartes, il y a plus ou moins de pics indiqués. Et c'est vraiment un problème insoluble ! En effet, au sommet de Mont Blanc, chaque rocher, chaque caillou définit un "sommet" de plus de 4000 mètres, si on veut être extrêmement précis. Il faut donc définir un critère qui permettra de dire si un point donné doit être considéré comme un sommet à part entière, ou comme un maximum local appartenant à un autre sommet. Ce critère va prendre la forme d'une limite inférieure sur la proéminence (ou hauteur de culminance) du point.

Expliquons ce qu'est la proéminence. Supposons que la surface de la Terre puisse être assimilée à une surface à deux dimensions, paramétrée par exemple par la latitude et la longitude. A chaque point $P$, on associe son altitude $h(P)$. On dit que $P$ est un sommet s'il existe un petit voisinage autour de $P$ dans lequel $P$ est le point le plus haut. Par exemple, si je prends pour $P$ le sommet du Mont Blanc, et pour voisinage la région constituée de la France, de l'Italie et de l'Espagne, alors comme $P$ est le point le plus haut de ce voisinage, c'est un sommet. Cela marche aussi pour n'importe quel caillou posé par terre à n'importe quel endroit : il suffit de prendre un voisinage assez petit. Maintenant, j'introduis la proéminence de $P$ comme étant la différence entre l'altitude de $P$ et celle du col le plus haut me permettant de rejoindre un point plus élevé que $P$. En d'autres termes,
$$c(P) = h(P) - \max\limits_{Q | h(Q) > h(P)} \left( \max\limits_{\gamma : P \rightarrow Q} \left[ \min\limits_{t} h(\gamma (t)) \right] \right) \, . $$
Il faut prendre un peu de temps pour digérer cette définition, mais on comprend que c'est ce que nous cherchions ! Pour chaque point $Q$ plus haut que $P$, on regarde l'ensemble des chemins qui mènent de $P$ à $Q$, et pour chaque chemin, on note son altitude minimale. On ne conserve alors que le chemin dont l'altitude minimale est la plus élevée. En général, il y a beaucoup de points $Q$ qui donnent la même valeur pour $\max\limits_{\gamma : P \rightarrow Q} \left[ \min\limits_{t} h(\gamma (t)) \right]$. Le plus élevé d'entre eux sera appelé le point parent de $P$. Notons que si $P$ est le point le plus élevé, il n'a pas de parent, $ \max\limits_{Q | h(Q) > h(P)} (\cdots)$ vaut zéro par convention, et la proéminence est égale à l'altitude.

proeminence

Sur le dessin ci-dessus, le point $P$ a pour parent $Q$. Ce n'est pas $Q'$, car bien qu'il soit moins haut que $Q$, il faut descendre plus bas pour l'atteindre. La proéminence de $P$ est égale à la longueur de la flèche bleue.

Maintenant, nous pouvons revenir à la question initiale : disons que nous nous intéressons aux sommets dont la proéminence est supérieure à 300 mètres. Cela signifie que pour aller sur un sommet plus élevé, je serai obligé de descendre d'au moins 300 mètres avant de remonter. Dans ce cas, la réponse est absolument non ambiguë (aux erreurs de mesure près, évidemment) : il y a 29 montagnes de plus de 4000 mètres dans les Alpes (et parmi celles-ci, une écrasante majorité, soit 24 montagnes, se trouvent en Suisse, dont 4 sur la frontière italienne). Mais il y a plus amusant : grâce à la notion de parent, on peut dessiner un arbre généalogique de ces 29 sommets ! Pour vous entraîner, vous pouvez commencer par dessiner l'arbre pour le dessin explicatif du dessus, qui comporte quatre sommets. Et pour les sommets alpins, voilà ce que ça donne, si je ne me suis pas trompé :

monts

On voit que cet arbre est connexe, c'est-à-dire qu'il est d'un seul tenant. Si on réfléchit deux secondes, on se rend compte que cela découle de la propriété suivante : le parent d'un sommet est un sommet de proéminence et d'altitude supérieures. Pour l'altitude, c'est évident (regardez la définition), pour la proéminence, un tout petit peu moins. Démontrons-le (et si vous êtes sensible au mal de tête, passez directement au paragraphe suivant) !

Considérons un point $A$, son parent $B$ et le parent de ce dernier $C$. Appelons $\gamma_1$ le chemin optimal entre $A$ et $B$ et $\gamma_2$ le chemin optimal entre $B$ et $C$. Comme $C$ est plus haut que $B$; cela signifie que tout chemin reliant $A$ à $C$ passe nécessairement par un point plus bas que tous les points de $\gamma_1$ (sinon $C$ serait le parent de $A$ !). C'est dont le cas du chemin obtenu en concaténant ces deux chemins $\gamma_1$ et $\gamma_2$. Donc $\gamma_2$ passe forcément par un point plus bas que tous les points de $\gamma_1$. Comme, en plus, $B$ est plus haut que $A$, on a bien montré que la proéminence de $B$ est supérieure à celle de $A$.

Bref, tout cela est bien pratique : quelle que soit la limite que j'impose, en altitude ou en proéminence, je peux dessiner un arbre bien défini et d'un seul tenant, introduisant de ce fait une hiérarchie indiscutable. Évidemment, on peut s'amuser à raffiner un peu la définition, pour la rendre plus proche de la géographie, en interdisant par exemple de traverser les étendues d'eau. On obtient alors un arbre pour chaque île (île est à prendre au sens large, et il faut se mettre d'accord pour savoir si on considère que les canaux de Suez et de Panama, par exemple, séparent l'Amérique et l'Afro-Eurasie en deux îles), et les arbres s'enchevêtrent si on souhaite ordonner les sommets (de l'arbre, mais ce sont aussi des sommets au sens géographique, haha) par ordre décroissant de proéminence. Pour visualiser cela, inutile de m'embêter à faire une image, on en trouve une interactive sur Wikipédia.